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Du privé au public. La collection Alain Van Passen versée à l'université de Gand

Sylvain Lesage

Pour son 16e numéro, La Crypte tonique exploite le riche fonds déposé par Alain Van Passen à la bibliothèque universitaire de Gand, et évoque l'ébullition bédéphile des années 1960. 

La bédéphilie fait, ces dernières années, l’objet d’un vrai regain d’intérêt. Au moment où la première génération de bédéphiles disparaît, quantité de chercheuses et chercheurs se penchent sur l’héritage de ces passionnés. 

La thèse en voie d’achèvement de Julie Demange sur la première génération de bédéphiles français en a sans doute constitué l’une des impulsions. Le vaste projet MédiaBD, qui a produit une base de données exceptionnelle et auxquels se sont adjoints plusieurs colloques, fait preuve lui aussi d’une ambition colossale : recenser les écrits sur la bande dessinée dans les publications spécialisées, offrant une ressource considérable aux curieuses et curieux, et un outil de travail incomparable pour la recherche. 

Dans La Crypte tonique n° 16, Philippe Capart apporte un éclairage complémentaire précieux. Déjà, dans le n° 0, « Du temple à la Crypte », Capart retraçait l’histoire des premières librairies, bourses d’échange, et divers lieux de circulation et remédiation de la bande dessinée. 12 ans plus tard, le n° 16 de la Crypte tonique offre un retour sur le milieu des passionnés de bande dessinée des années 1960-1970, à partir de la collection d’Alain Van Passen. 

Pour aller plus loin

Pour davantage d'éclairages sur le projet MediaBD, voir l'article écrit par Nicolas Labarre sur ce vaste corpus de textes critiques sur la bande dessinée, numérisés et indexés

Pour aller plus loin

La Crypte tonique n° 0 est lisible librement en PDF

Passionné de bande dessinée, Alain Van Passen était une figure secondaire de la bédéphilie belge – et c’est là tout l’intérêt de la publication que lui consacre Philippe Capart. Car Van Passen a collectionné avec passion la bande dessinée depuis son enfance jusqu’à la fin des années 1970, période où son intérêt se recentre sur le cinéma, grâce à l’essor de la VHS. 

Périodiques illustrés, récits complets, poches, ou encore fanzines, Alain Van Passen s’est constitué une collection d’une exceptionnelle richesse. Pour en préserver l’intégrité, il a décidé de la léguer à une institution patrimoniale, sur le modèle du don de Victor-Yves Ghebali à la Bibliothèque municipale de la ville de Lausanne (plus de 630 titres de magazines différents – pour la plupart des collections complètes – parus entre les années 1920 et la fin des années 1970). Cette collection a trouvé sa place dans les fonds de la bibliothèque de l’Université de Gand, grâce au cadre apporté par le projet ERC 2020 COMICS Les Enfants dans les bandes dessinées, coordonné par Maaheen Ahmed.  

A travers la figure de Van Passen, c'est donc tout le (petit) milieu de la bédéphilie francophone qu'explore La Crypte tonique : le foisonnement des débuts, les tensions entre courants qui éclatent fin 1964 avec la scission du CBD en CELEG et SOCERLID, le salon de Bordighera, les expositions, les congrès, le tissu des librairies, la première édition d'Angoulême... 

Si la trame générale est connue, l'éclairage que jette dessus La Crypte tonique est passionnant. Car ce numéro reprend les ingrédients qui ont fait la marque de fabrique de la revue : maquette agréable, reproduction de nombreux documents d’archives, citations multiples, et précision historique hors pair. C'est ainsi un très bel objet qui est proposé aux adhérents du Club Bimbo ou aux clients de la librairie la Crypte tonique, mais c'est surtout une ressource très précieuse pour documenter cette bédéphilie des années 1960-1970.

Cette richesse, c'est d'abord celle des documents incontournables qui sont reproduits ici, à partir de la collection Van Passen : numéros de fanzines, courriers, cartons d'invitation, listes de recherche, clichés personnels... 

Un exemple : cette carte perforée pour le CELEG, qui relevait d'un projet de (déjà !) réaliser un listing de tous les articles ayant parus sur la bande dessinée, un projet supervisé par Pierre Versins au milieu des années 1960 et rapidement abandonné.

Carte perforée pour le CELEG pourvue de nombreuses entrées, supervisée par Pierre Versins et présentée par Pierre Strinati à Lucca. La Crypte tonique n° 16, p. 83

Autre exemple de la richesse de ce matériau : la liste de recherche dite "mancoliste" adressée par Jacques Delafosse à Alain Van Passen. De tels matériaux permettent d'appréhender des formes d'organisation du rapport à la bande dessinée à la fois très personnelles (ainsi Bombonne et Flageolet à n'importe quel prix), mais aussi inscrites dans un tissu dense de relations sociales. "Du privé au public" restitue bien également la transition depuis l'échange vers les transactions monétaires, qui accompagnent la maturation du marché de la bande dessinée de seconde main. 

Un troisième exemple - mais il y en aurait tant qu'on ne peut tous les citer - de la richesse de ce matériau : des extraits de la correspondance nouée entre Alain Van Passen et le jeune Jacques Glénat. Alain Van Passen avait proposé, dans Ran Tan Plan, d'arrêter la logique des échanges et de fixer des prix, un appel qui résonne fortement aux oreilles du jeune collectionneur grenoblois, qui écrit au professeur bruxellois comme un disciple demandant conseil à un maître collectionneur : "Vaut-il mieux avoir une pièce très rare ou un lot de pièces de rareté moyenne ?", lui demande-t-il par exemple. 

La publication, on l'aura compris, ne s'intéresse pas tant à Alain Van Passen qu'elle part de son parcours et de sa collection pour éclairer la bédéphilie des années 1960-1970. La densité d'archives reproduites et de citations diverses qui émaillent le propos permettent de sortir des lieux communs sur la bédéphilie, pour en restituer avec chaleur toute la densité humaine.

Ainsi, le cliché de Pierre Strinati posant fièrement dans un costume tiré de l'univers de Flash Gordon qu'il a fait réaliser pour la Convention d'Heidelberg, pose la question des pratiques faniques - ici cosplay - dans cette première bédéphilie, une question longtemps dissimulée derrière les débats classiques autour de la légitimation de la bande dessinée. 

La Crypte tonique constitue donc une formidable invitation à explorer le très riche fonds de la collection Van Passen à l'université de Gand, qui constitue dès à présent une ressource particulièrement précieuse pour envisager toutes sortes de projets de recherche. Il est également, en lui-même, une magnifique relecture de cette histoire oubliée. 

Pour aller plus loin

Explorer la collection d'Alain Van Passen déposée à la bibliothèque de l'Université de Gand