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Le patrimoine manga chez Glénat - Entretien avec Satoko Inaba

Bounthavy Suvilay

Directrice de Glénat Manga depuis 2015, Satoko Inaba est née au Japon avant d’arriver en France à 7 ans. Elle a travaillé dans le studio graphique de Tonkam avant de devenir éditrice chez Glénat où elle met en avant de nouveaux talents et des œuvres plus anciennes qui font désormais partie d’un patrimoine français du manga. Elle a accepté de répondre à nos questions sur ce sujet. 

Asao Takamori, Tetsuya Chiba, Ashita no Joe - Tome 1

Il y a quelques années de cela, Glénat avait initié la collection « Vintage » avec des mangas culte dont Ashita no Joe, Golgo 13 et une anthologie de Moto Hagio. Mais aujourd’hui la politique éditoriale semble plutôt favoriser les éditions Deluxe pour le patrimoine du manga.

Beaucoup auteurs très connus au Japon n’ont pas eu la chance d’être traduits à l’étranger. La collection Vintage avait été conçue pour les remettre en avant et les faire connaître auprès du public français. Les mangas de cette collection ont un succès d’estime mais ils n’ont pas forcément rencontré le grand public. Ce n’était peut -être pas ce qui était attendu par le public demandeur de vintage.

Depuis que j’ai pris la direction éditoriale de Glénat manga, je me suis donnée comme mission de suivre les nouveaux titres mais surtout voulu faire un focus sur le patrimoine qui existe déjà dans notre catalogue mais qui n’était plus accessibles. Nous avons lancé de nouvelles versions qui sont plutôt des belles éditions : les « éditions originales », les « perfect édition » ou le « deluxe ».

Elles permettent au public ayant connu le début du manga en France de redécouvrir leur premier coup de cœur. Et pour le nouveau public d’aujourd’hui, cela leur donne l’occasion de connaître tous ces titres dont on parlait mais qu’ils n’avaient jamais lu. 

Akira Toriyama, Dragon Ball perfect edition - Tome 34

Il s’agit finalement d’un patrimoine spécifique à la réception française du manga.

Actuellement, c’est en tout cas ce qui a le plus de succès. Évidemment, nous allons essayer d’étendre la connaissance du public vers des œuvres plus anciennes. Mais cette tâche reste difficile et nous nous concentrons sur la mise en avant des titres du patrimoine qui n’ont pas trouvé leur public lors de leur première publication en France. 

Par exemple, les premiers Akira n’ont pas fait les ventes actuelles des One Piece. Mais au fil des éditions, dont la dernière « édition originale », ce manga est devenu un titre patrimoine pour tout le monde. C’est aussi le cas des 42 tomes de Dragon Ball même si la série est toujours dans l’actualité avec la série Dragon Ball Super en cours de parution (NDR : suite de Dragon Ball supervisée par Toriyama mais dessinée par Toyotarô). Gunnm est dans une situation similaire avec une première série en 9 tomes, la suite Gunnm Last Order et la troisième série, Gunnm Mars Chronicle, toujours en cours. Parmi les titres qui entrent dans cette catégorie du patrimoine manga en France, il y a aussi les premiers titres de Tsutomu Nihei ou encore Parasite de Hitoshi Iwaaki. 

Yukito Kishiro, Gunnm Last Order - Édition originale - Tome 1

Est-ce que le patrimoine français du manga et celui du Japon seront toujours divergents ?

Il y a un décalage mais de plus en plus de titres japonais sont publiés en France et on se retrouve avec le meilleur des mangas en versions françaises. Du coup, le patrimoine français et le patrimoine japonais vont finir par converger. Je pense que dans 50 ans on aura les éditions « Perfect » ou « Collector » de One Piece au Japon et en France.

Est-ce que Glénat se base uniquement sur les rééditions japonaises existantes pour se lancer dans ces nouvelles versions ? 

On ne part pas du principe qu’il faille copier toutes les éditions collectors des maisons japonaises. Tout dépend des auteurs et des éditeurs avec qui l’on travaille. La réflexion part de ce que nous pensons être intéressant pour le public français. À partir de là, on regarde ce qui existe au Japon et on se demande si l’on repart de l’édition qui existe au Japon ou non. Contractuellement, c’est plus facile s’il y a déjà une version luxe. Cela rend les choses plus simples au niveau du matériel pour travailler l’édition française. Mais on ne s’empêche pas de créer des versions françaises qui sont un peu différentes. 

Par exemple, Mermaid Saga de Rumiko Takahashi a connu plusieurs formats au Japon avec des versions en deux ou en trois tomes. Pour la version « Édition originale », on a demandé à faire une édition complète en deux volumes avec une couverture et un design original qui n’existent pas au Japon. Quand l’auteur et son éditeur nous permette de faire cela c’est vraiment un plaisir de mettre en place ce genre d’opération. 

Rumiko Takahashi, Mermaid Saga - Édition originale - Tome 1

Dans le cas de Santuary, la première édition française de 1996 était sortie au format tankôbon et à l’époque ça n’avait pas forcément plu au jeune public. Par la suite, il y a eu plusieurs versions au Japon et pour Sanctuary Perfect Edition on s’est basé sur une édition japonaise en grand format. Mais on a changé le design, modifié un peu le format et autres pour pouvoir faire une version française distincte.

La première édition de L’École emportée en 2004 était sur un format bunko, donc assez petit et difficile à lire pour un public non conquis. En 2021, on a refait une version avec la même tomaison mais on est parti d’un matériel différent pour avoir un format plus grand.

Quelles sont les contraintes techniques liées à ces éditions plus luxueuses d’anciens mangas ?

Pour les séries les plus anciennes, il y a un problème de matériel disponible puisque à l’époque où ces titres sont sortis en France les éditeurs travaillaient sur des films imprimés et la PAO n’existait quasiment pas. À l’époque un logiciel comme Photoshop n’avait qu’un seul calque… Les techniques étaient complétement différentes et on en était presque à gratter les films japonais pour effacer le texte. 

Lorsque j’ai commencé à travailler dans le manga, les Japonais nous livraient le livre et c’était à nous de nous débrouiller pour en faire une version française. On devait découper les pages du manga, les scanner, nettoyer les saletés, mettre le texte français dans les bulles en faisant en sorte de cacher ce qui avait été enlevé, etc. C’était tout un art et il y avait des lettreurs qui étaient spécialisés dans ce genre de travail. Aujourd’hui, les opérations sont simplifiées par l’informatique. 

Lorsqu’on fait une nouvelle édition, il ne s’agit pas juste de reprendre l’ancienne et de la retransposer dans un nouveau format. On va chercher le matériel à la source chez l’artiste si l’on peut. On arrive assez souvent à obtenir des planches scannées de l’auteur avec beaucoup de détails pour que l’on puisse fabriquer une édition plus qualitative que ce que l’on avait dans les premières versions françaises qui relevaient de l’ordre du bricolage. On va travailler avec les moyens actuels pour rendre au mieux l’art de l’auteur.

Kazuo Umezu (Umezz), L'École emportée - Édition originale - Tome 1

En ce qui concernent les couvertures, quelle est la démarche de fabrication ?

Cela dépend des auteurs et des éditeurs. Pour L’École emportée on n’avait pas d’illustration en couleurs qui nous convenait en termes de maquette et on a pris le parti de prendre une planche marquante avec une colorisation réalisée au sein du studio graphique de Glénat. Normalement, coloriser des planches ou détourer une image sont des pratiques interdites. Mais dans le cadre de cette nouvelle édition, on a proposé le projet en expliquant la démarche et le design que l’on voulait faire. On a demandé à ce que l’éditeur le présente quand même à l’auteur et en discute avec lui. On a eu un retour assez enthousiaste de l’auteur qui a trouvé le design très intéressant et on a été félicité pour cette initiative.

Dans le cas de Ghost in the shell, je suppose vous n’avez pas eu le choix.

Exactement. On a dû refaire une édition à l’identique avec la même couverture, la jaquette et le même format car de toute façon il n’y avait pas d’autre fichier disponible. On a fait au plus proche de l’édition japonaise. Pour l’intérieur, on a tout fait valider et il y a des traductions qui nous été refusées car ils estimaient que telle ou telle chose devait être annotée et non pas traduite. Il y a aussi quelques pages qui ont été enlevées selon les versions de cette édition japonaise et on s’est conformés aux volontés de l’auteur. On demande toujours de quelle version il faut partir quand il y a des modifications selon les éditions japonaises. En fait, tout dépend des volontés des auteurs et des éditeurs. C’est donc tout un travail de les convaincre de faire une version différente.

Shirow Masamune, The Ghost in the Shell Perfect edition - Tome 1

Est-ce que vous refaites une traduction pour les nouvelles versions ?

Cela dépend des traductions. Si elles sont toujours « bonnes », on ne va pas forcément les changer. Mais s’il s’avère qu’elles ont un peu datées, s’il y a des expressions qui peuvent s’avérer gênantes aujourd’hui, on essaie de faire une relecture pour harmoniser les éléments. Mais on peut aussi tout retraduire si l’on considère que la première traduction était un peu trop éloignée du japonais ou tout simplement si on n’a plus les droits de la première traduction, ce qui arrive aussi. Parfois on ne parvient pas à joindre l’auteur-traducteur de la première édition française et on est donc obligé de retraduire. Il y a plein de cas différents et à l’époque certains avaient un pseudo. 

À une époque l’éditeur Pika proposait des notes pour expliquer certains termes. Est-ce que ce genre de chose peut encore se faire aujourd’hui pour des titres du patrimoine ? 

Là encore, cela dépend du timing, du titre et des éléments à annoter ou non. Je pense qu’il y a 30 ans quand quelqu’un mangeait une boulette de riz dans un manga on était obligé d’expliquer ce que c’était. Aujourd’hui une phrase comme « il mange un onigiri » ne pose pas de problème de compréhension. C’est aussi pour cela que l’on doit reprendre les traductions et enlever certains éléments pour les actualiser.

En revanche il y a des choses qui ne sont plus évidentes pour le lectorat contemporain. Sur des titres du patrimoine, il y a peut-être des informations qui étaient partagées par l’auteur et ses lecteurs au moment de la publication et qui aujourd’hui ne font plus sens pour le public contemporain. On a alors peut-être besoin d’ajouter des informations. Mais cela dépend vraiment des titres. 

Personnellement, je pense que l’un des éléments clef des mangas et que, sauf s’ils abordent des phénomènes culturels vraiment très décalés, les auteurs font tout pour que le lecteur qui n’y connaît rien puisse tout comprendre facilement. Si on prend l’exemple de Hinomaru Sumo, je ne pense pas que le lecteur ait besoin de connaître les règles de ce sport pour apprécier l’histoire car l’auteur explique tout ce qui se passe dans un combat de sumos.

 Kawada, Hinomaru Sumo - Tome 28

Vous n’allez donc pas systématiquement ajouter des textes pour contextualiser les séries anciennes.

Je pense que cela peut être intéressants d’ajouter des explications mais cela ne concerne pas que les mangas les plus vieux. Par exemple, dans Réimp’, qui traite de l’édition au Japon, on a jouté du texte supplémentaire pour expliquer comment cela se passe en France.

Pour un titre appartenant au patrimoine, ce qui est bien est qu’aujourd’hui en France on a énormément de journalistes qui s’y connaissent et qui peuvent expliquer les contextes au public. La plupart de ces mangas sont très souvent dans des librairies spécialisées et on a des vendeurs qui sont très connaisseurs et qui vont pouvoir expliquer l’intérêt du titre et leur contexte de parution. Notre travail est plutôt d’informer ces personnes relais, de créer des argumentaires pour qu’elles puissent expliquer les choses à leur client. 

Naoko Mazda, Réimp' ! - Tome 7

Est-ce qu’il y a un profil type du lecteur de manga appartenant au patrimoine ?

On a une base de prescripteurs qui sont d’anciens lecteurs ayant déjà une connaissance de ces titres ou les grands lecteurs de manga qui ont entendu parler des maîtres respectés par leurs auteurs préférés. Il s’agit de lecteurs assidus de manga.

Certains titres s’adressent à un public qui ne lit pas forcément du manga. Ce sont plutôt des lecteurs de BD qui veulent découvrir quelque chose d’un peu différent et suffisamment important pour que ça fasse partie du patrimoine mondiale de la BD ou qui soit culte. 

Ensuite, on a une génération de jeunes lecteurs intéressés par ce type de manga vintage. Évidemment ce ne sera pas forcément l’enfant qui va acheter son One Piece à 7 ans. Mais quand on a lu énormément de manga, on a envie de découvrir la culture et de connaître les classiques. À partir du moment où on est passionné par la BD, on veut tout découvrir et cela arrive à tout âge.

Pour Parasite, la série a été mis en avant par le nouveau dessin animé, les films live et la prochaine série pour Netflix avec un réalisateur coréen. Ce sont aussi des timings particuliers qui font que d’autres lecteurs vont pouvoir s’intéresser à ces titres plus anciens. 

Avec les titres du patrimoine, on ne vise pas un grand lancement qui fera beaucoup de ventes durant la première semaine. C’est quelque chose que l’on réfléchit vraiment sur la durée en se disant qu’il faut que ces titres mythiques soient accessibles tout le temps en librairie. C’est une stratégie différente.

Hitoshi Iwaaki, Parasite - Édition originale - Tome 7

Comment expliquer que certains titres n’aient pas trouvé leur public lors de la première édition française mais ont du succès aujourd’hui ?

Je pense qu’on peut tout proposer au public mais il faut le faire au bon moment. Par exemple Sanctuary est sorti trop tôt et c’est pourquoi il n’a pas eu beaucoup de succès. Il a été arrêté au bout de quelques tomes alors qu’aujourd’hui les lecteurs sont là. Dans les années 1990, le public se composait en partie de lecteurs de BD qui lisaient du manga adulte du type Akira. D’autre part, il y avait le public d’enfants qui lisaient Dragon Ball. Dans le cas de Sanctuary, on est face à un titre qui traite de politique, qui a un trait adulte, un petit format… Le lectorat n’était pas vraiment là. De plus, très peu de librairies avaient Sanctuary en rayon. Actuellement, on a une génération qui a grandi avec le manga et qui continue à en lire. Les ado d’autrefois sont devenus des adultes et les premiers lecteurs de manga ont atteint la cinquantaine.  

Comment expliquer que des séries culte comme Crayon Shin-Chan ou Doraemon n’aient jamais marché en France ? Elles s’adressent pourtant à un public d’enfants.

Je pense que c’est lié à des différences sans doute culturelles. Il y a des choses qui résonnent dans certains pays mais pas en France. 

Ensuite, il y a sans doute aussi un problème de timing. Dans le cas de Sazae-san, c’était culte durant sa publication, mais même les japonais d’aujourd’hui ont parfois du mal à comprendre l’humour et les références. Les gens ne comprennent pas pourquoi les personnages habitent tous dans la même maison. La distance temporelle est trop importante et donc si l’on fait venir ça en France le public regarderait sans doute avec incompréhension.

Yoshito Usui, Crayon Shin-Chan 

Les maisons d’édition françaises n’ayant pas pour mission de conserver le patrimoine japonais, il y a donc peu de chance de voir venir Sazae-san en France ?

Cela dépend là encore des opportunités. Si soudain le thème de la famille japonaise est remis au goût du jour, cela peut faire sens d’éditer Sazae-san comme une sorte de témoignage de son époque. Ensuite il faut se poser la question du format. Est-ce que ça ferait sens de tout publier ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux faire un digest comme on l’a fait avec Golgo 13 pour faire découvrir la série au public français ?

Ensuite il peut y avoir des décisions liées à des coups de cœur, des actualités, etc. Prenons l’exemple des Furyo (NDR : récit prenant pour thème les racailles, motards et autres déclassés). Tokyo Revengers, personne n’y croyait. Au final le manga a trouvé son public et il a tellement de succès que d’autres éditeurs, qui voulaient publier du Furyo mais qui ne se lançaient pas, ont édité d’autres séries sur ce thème. Ensuite, Tokyo Revengers marche en France, mais est-ce que le Furyo marche en France, c’est une autre question. 

Machiko Hasegawa, Sazae-San, édition bilingue japonais / anglais, vol.1-12

Est-ce que les séries comiques qui ont marqué l’histoire du Japon peuvent être publiée et de trouver un public en France ? 

Dans le cas de mangas culte comme Tensai Bakabon et les autres séries comiques de Fujio Akatsuka, c’est peut-être trop daté et l’humour japonais passe très mal en France. Donnez-moi des noms de séries comiques qui ont du succès en France ! Il n’y en a pas. 

On trouve quelques cas isolés comme Dr Slump ou Noritaka. Mais ce sont avant tout des séries qui marchent sur le comique de situation et qui reposent moins sur les jeux de mots ou l’actualité contemporaine. De plus, le succès de Dr Slump est aussi lié au succès de Toriyama en tant qu’auteur de Dragon Ball. Et dans cette dernière série, l’humour fonctionne car ce n’est pas ancré dans un contexte japonais. Au contraire, le reste des mangas humoristiques est vraiment lié à l’actualité japonaise d’une époque donnée. 

Ensuite, je pense que de leur côté les japonais ne comprennent pas l’humour français. D’une façon générale, la BD franco-belge pour la jeunesse qui repose sur l’humour n’a pas de prise au Japon en raison de cette barrière culturelle. Il peut y avoir quelques titres humoristiques japonais qui sont compréhensibles en France mais de manière générale cela pose des problèmes. 

Les séries de Fujio Akatsuka regorgent de jeux de mots et sont liées à l’évolution de la société japonaise. S’il faut expliquer en quoi tel ou tel élément est humoristique à l’époque de la publication dans des notes cela devient vraiment peu « lisible ». Le challenge de faire découvrir ces œuvres est vraiment très compliqué.

Merci encore pour cet entretien !