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Losfeld au-delà de Barbarella

Sylvain Lesage

Chronique de : Benoît Preteseille, Eric Losfeld et le Terrain Vague, éditer des bandes dessinées pour adultes, Bruxelles, les Impressions Nouvelles, 2024

La publication par l'éditeur Éric Losfeld (1922-1979) de livres de bande dessinée à partir de 1964 ouvre un chapitre neuf dans l'histoire du neuvième art. En explorant sa collection de Bandes dessinées et de Recherches graphiques, l'ouvrage de Benoît Preteseille apporte un éclairage neuf sur cette aventure éditoriale inédite, qui rassemble dix-neuf titres, dont la Saga de Xam de Nicolas Devil, Lone Sloane de Philippe Druillet et Valentina de Gudio Crepax. 

Benoît Preteseille, Eric Losfeld et le Terrain Vague, éditer des bandes dessinées pour adultes, Bruxelles, les Impressions Nouvelles, 2024

En 1964, la publication par Éric Losfeld du Barbarella de Jean-Claude Forest inaugure une nouvelle page de l’histoire éditoriale de la bande dessinée. L’ouvrage a tout pour détonner dans le paysage culturel français : l’idée même que l’on puisse destiner la bande dessinée à des adultes est encore balbutiante dans l’espace public, alors que le « phénomène Astérix » n’en est qu’à ses prémisses. Bientôt interdit par la Commission de surveillance et de contrôle chargée d’appliquer la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, le livre de Forest connaît cependant un succès foudroyant, d’une part grâce aux rééditions étrangères et, surtout, grâce à l’adaptation cinématographique de Roger Vadim, qui permet une réédition (vaguement édulcorée). L’ouvrage de Benoît Preteseille, tiré de sa thèse de doctorat soutenue en 2020, jette un regard neuf sur cet épisode pourtant connu. 

Pascal Thomas, Guy Pellaert, Pravda la survireuse, Eric Losfeld, 1968

Auteur, éditeur, chercheur : c’est avec cette triple casquette que Benoît Preteseille aborde l’œuvre éditoriale d’Eric Losfeld. Car, et c’est là le premier apport majeur de son travail, Barbarella est l’arbre qui cache la forêt. Quelques autres récits publiés par Losfeld ont certes connu un retentissement important, comme Epoxy de Van Hamme et Cuvelier, Les Aventures de Jodelle de Pierre Bartier et Guy Pellaert, ou encore Saga de Xam ou le premier volume des aventures de Lone Sloane par le débutant Philippe Druillet. Mais au-delà de ces ouvrages mythiques, Preteseille débusque pas moins de 19 titres, publiés sur neuf années, qui dessinent une aventure éditoriale singulière, et une réinvention radicale des formes et des frontières de la bande dessinée de l’époque. 

Serge San Juan, Xiris, Eric Losfeld, 1970

Certains de ces ouvrages n’entretiennent qu’un rapport lointain avec la bande dessinée, véritables OVNIS graphiques – comme par exemple le Et on tuera tous les affreux d’Alain Tercinet, qui met en images le roman de Vernon Sullivan / Boris Vian. D’autres ont un statut plus incertain, et Preteseille délimite avec finesse les contours de ce qui rentre ou pas, à un moment donné, dans la production de bande dessinée – envisageant également des ouvrages qui s’intègrent dans des séries culturelles proches, mais que l’éditeur n’a pas rattaché à la famille de la bande dessinée. Mieux encore : Preteseille va jusqu’à exhumer les projets inaboutis : albums acceptés et jamais publiés, projets refusés… Il esquisse là une cartographie passionnante de l’œuvre éditoriale de Losfeld, en positif et en négatif. 

Alain Tercinet, Et on tuera tous les affreux, Paris, Éric Losfeld, 1967.

L’un des intérêts de cette étude extrêmement poussée du catalogue « bande dessinée » de Losfeld est justement… de relativiser la notion de ligne éditoriale, et de faire toute la place à l’accident, aux rencontres et à-coups inhérents à la vie et à l’activité d’éditeur. En cela, les parallèles qu’esquisse l’auteur entre la démarche de Losfeld et la sienne, ou celle d’éditeurs contemporains, est particulièrement enrichissante. Cette relecture s’appuie, par ailleurs, sur des entretiens avec une quinzaine de témoins, auteurs et autrices liées au Terrain Vague, et proches collaborateurs et collaboratrice de Losfeld. 

Catalogue d'Eric Losfeld, 1968-1969

L’ouvrage est structuré en deux temps principaux. La première partie explore la collection dans son ensemble, et pose les fondations de la maison, replaçant cette aventure éditoriale dans l’histoire de Losfeld, de sa maison, de ses liens avec le surréalisme, avec le réseau des revues (Midi-Minuit fantastique, par exemple). Deuxième échelle : la collection, qu’il explore sous l’angle des expérimentations graphiques que Losfeld rend possibles : « Il y a donc place pour des essais […] d’une bande dessinée de recherches graphiques ou thématiques, bande dessinée peut-êtrey  plus confidentielle, de moins grand tirage, mais avec un caractère plus international dans les reventes (un peu l’équivalent des cinémas d’art et d’essai)[1]. Preteseille montre bien comment Losfeld s’ouvre à des champs d’influence variés, bien au-delà du périmètre de la bande dessinée – qui, du propre avis de l’éditeur, ne l’intéresse guère. Il en évoque également les limites, et notamment l’objectification systématique des femmes. Il montre bien le décalage entre l’écho, pour des générations de dessinateurs, du catalogue de Losfeld et le peu d’importance que celui-ci y accorde dans son autobiographie (5 pages sur 200 !). 

Nicolas Devil et Jean Rollin, Saga de Xam. Paris, Le Terrain Vague, 1967, p. 96-97

La deuxième partie de l’ouvrage de Benoît Preteseille, tout aussi intéressante, revient sur chacun des dix-neuf ouvrages publiés par Losfeld au fil de ces neuf années, entre Barbarella (fin 1964) et Confiture de tropiques (1973), en décortiquant minutieusement la genèse de chacune de ces œuvres, les caractéristiques matérielles de leur mise en livre, le succès critique, la destinée éditoriale de ces titres - et notamment leurs rééditions,… Il offre ainsi une ressource documentaire très riche qui nourrira assurément d’autres pistes de recherche. Il fournit ainsi, au fil de son livre, un très riche matériau pour penser les contours des littératures dessinées et les formes d’hybridation dans cette production alternative des années 1960.

[1] Claude Moliterni, Entretiens avec Gir, Jean-Michel Charlier, Robert Gigi, Hugo Pratt, Fred, Gotlib, Philippe Druillet, Ivry, SERG, 1973, p. 40

 

Pour prolonger la lecture de l'ouvrage de Benoît Preteseille, on pourra aussi se diriger vers l'article qu'il a consacré dans Comicalités à la question de la bédéphilie et des expérimentations graphiques que celle-ci a occasionnée, et qui ont trouvé leur place par la suite dans le catalogue Losfeld : 

Benoît Preteseille, « La bédéphilie comme aiguillon créatif : les années 1960 en France », Comicalités [En ligne], Histoire et influence des pratiques bédéphiliques, mis en ligne le 01 avril 2021, consulté le 23 février 2024. URL : http://journals.openedition.org/comicalites/5909 ; DOI : https://doi.org/10.4000/comicalites.5909

Les archives Eric Losfeld ont été déposées à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine (IMEC) : https://portail-collections.imec-archives.com/ark:/29414/a011454586871jiapS6