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Portrait de thèse : Julie Demange

Sylvain Lesage

Julie Demange a soutenu en décembre 2023 une thèse d'histoire sous le titre Les premiers groupes d'amateurs de bandes dessinées, en France, dans les années 1960-70. Naissance de la bédéphilie ? Avec Neuvième Art, elle revient sur la genèse de son projet et sur son parcours de recherche. 

Peux-tu te présenter en quelques mots ? Ton parcours, tes centres d’intérêt, la manière dont tu es arrivé·e à ton objet de recherche ?

Je suis arrivée à mon sujet de recherche par un heureux concours de circonstances. Après un master en histoire et quelques déambulations en Baltique pour prolonger mon sujet de mémoire, puis dans le Caucase où j’ai été assistante de française à Piatigorsk, je devais songer à une voie professionnelle. J’ai choisi de me tourner vers un master archives à Dijon. À l’issue de la formation, je devais réaliser un stage de fin d’études et j’ai envoyé plusieurs propositions de stage à des établissements culturels, qui m’intéressaient davantage que les archives municipales ou départementales. J’ai choisi des établissements qui portaient sur mes centres d’intérêt, et c’est ainsi que je pris contact avec la CIBDI. Cette dernière venait de recevoir - ce que j’ignorais alors - un important don : les archives et la bibliothèque de de Pierre Couperie. Catherine Ferreyrolle, alors directrice de la bibliothèque de la Cité, me proposa un stage d’un peu plus de 6 mois pour traiter le versant archives de ce don. J’ai découvert que si la Cité comptait parmi ses salariés des bibliothécaires et des professionnels du musée, elle n’avait pas d’archiviste !

C’est ainsi que j’entrais en contact avec ce et ceux qui allaient devenir l’objet et les sujets de ma thèse, mais je ne le savais pas encore. Pour dire vrai, avant de débuter mon stage, je ne connaissais pas le nom et le parcours de Pierre Couperie. Je découvra à travers ses archives qu’il était membre actif des deux premiers regroupements d’amateurs de bandes dessinées français : le Club des bandes dessinées évoluant ensuite en Centre d’études des littératures d’expression graphique (CBD/CELEG) et la Société civile d’études et de recherches des littératures dessinées associée à la Société française des amateurs de bandes dessinées (SOCERLID-SFBD) qui ont depuis souvent été présentées comme les pionniers de la bédéphilie en France.

Et si, il y avait des travaux de recherche sur d’autres formes de philies, il n’y avait pas d’études universitaires portant sur la bédéphilie…. Ainsi après avoir trié, classé et réalisé l’inventaire des archives de Pierre Couperie, j’ai eu envie de venir l’explorer dans une démarche historienne, et de prendre appui sur lui pour débuter une étude plus approfondie de l’histoire de la bédéphiliefrançaise des années 1960-1970. C’est l’une des raisons pour lesquelles je me suis tournée vers Pascal Ory pour diriger mon travail. D’une part parce qu’il a été l’un des premiers historiens à travailler sur la bande dessinée à l’université française et d’autre part parce qu’il avait déjà dirigé plusieurs travaux portant sur le phénomène des philies (la thèse de Ludovic Tournès, celle de Christophe Gauthier, en particulier )

Mon objectif de recherche était de retracer l’histoire de cette première génération d’amateurs, et à travers elle, questionner la naissance de la bédéphilie en même temps que chercher à mieux comprendre ce que recouvre la notion de bédéphile dans les années 1960-70.

Réception David Pascal en 1964 à Paris, dans les salons d'Opera Mundi, Photo Michel. Source: Archives Privées. Cecil McKinley

Dans quel(s) cadre(s) théorique(s) te situes-tu ? 

Mon travail s’inscrit donc dans les sillons d’une histoire sociale des représentations culturelles. M’intéresser aux hommes et aux pratiques pour questionner les représentations qu’ils se font d’un objet et ainsi la manière dont se forme une certaine culture de cet objet, suffisamment visible socialement et historiquement pour que l’on invente un néologisme pour la désigner : la bédéphilie.

Travailler sur la bédéphilie c’est aussi une histoire d’individus et de rencontres, une histoire de sociabilités, alors je me suis intéressée particulièrement aux interactions de ces amateurs et leurs inscriptions dans la société française de leur époque, ici j’ai essayé de faire une histoire sociale des individus.

J’ai tenté d’inscrire l’histoire de la bédéphilie d’une part dans le champ plus large de l’histoire de la bande dessinée, mais aussi de son époque. Pour cela j’ai choisi de m’intéresser à différents types d’interactions sociales dans lesquelles se sont inscrits les bédéphiles et qui ont été autant d’angles de recherche (interactions au sein de ces groupes, interactions avec le milieu de la création et de l’édition professionnelle de bandes dessinées, interactions avec les producteurs de savoirs, interactions avec des acteurs de l’action culturelle) .

Travailler sur la bédéphilie c’est également travailler sur une sensibilité, c’est une histoire de goût, de passion, de curiosité… Pour cela, j’ai fait le choix de m’intéresser aux formes d’attachement qu’ils ont déployées avec la bande dessinée m’appuyant ici en particulier sur l’approche développée par Antoine Hennion qui s’est intéressé aux amateurs de musique notamment.

Lucca 6, 1970 Claude Moliterni et Robert Cotereau, le gérant de la SERG. Source : Archives Privées. Danièle Alexandre Bidon

En quoi consistaient les principaux fonds d’archives que tu as mobilisés ?

Mon point de départ étaitfut les archives de Pierre Couperie, mais leur dépouillement n’offrait pas un corpus suffisant pour établir une recherche historique. J’ai ainsi cherché à retrouver la trace des principaux animateurs de ces groupes. J’ai pris contact avec l’Imec qui conserve les archives de Francis Lacassin. Ce dernier les avait lui-même déposés à l'Imec au moment où le Conseil d'administration de cette structure était présidé par l’éditeur Christian Bourgois pour lequel travaillait Francis Lacassin. Au moment de ma première consultation, je découvrais que le fonds n’était pas entièrement traité. J’ai eu l’occasion, de par ma double casquette d'archiviste et de chercheuse, de classer la partie des archives concernant les bandes dessinées. Francis Lacassin fut le président du CBD/CELEG avant d’animer un cours sur la BD à la Sorbonne en 1971, plus tard il fit partie de la Commission d’attribution de subventions du CNL (BD). Le classement du fond me permettait d’enrichir mon corpus. Je pris également contact avec Cecil McKinley qui a essayé de conserver ce qu’il a pu des archives de Claude Moliterni dont il était l’ami. En prenant connaissance de ces documents, j’en apprenais un peu plus sur les activités de la SOCERLID/SFBD dont Claude Moliterni avait été le président. L’ayant connu seulement à partir des années 2000, Cecil McKinley avait proposé à Claude Moliterni de faire une série de longs entretiens . J’ eu l’occasion de numériser et de retranscrire ceux concernant la période 1960-1970.

En complément de ces trois fonds d’archives, je tentais de contacter les membres des conseils d’administration du CBD/CELEG et de la SOCERLID, je pus avec plusieurs d’entre eux mener des entretiens. J’entrai aussi en contact avec quelques adhérents du Club. Enfin et plus tardivement je pris contact avec certains collaborateurs amateurs ou non de bandes dessinées de ces deux associations. Ce corpus d’archives primaires et ces sources orales me donnèrent accès à un large ensemble de documents de natures variés et en particulier de la correspondance.

En parallèle de ce corpus, je me suis appuyée sur des archives secondaires en menant un dépouillement fouillé des publications de ces deux groupes ainsi que d’autres publications sur la bande dessinée produites par des amateurs dont certains sont considérés comme des revues et d’autres comme des fanzines.

Et enfin j’ai complété ces sources par des archives audiovisuelles provenant du fonds audiovisuel de l’INA.

Logo de Phénix, créé par Claude Le Gallo. Source: Archives personnelles.

En quelques mots, peux-tu indiquer les principaux résultats ?

À travers mon travail, j’ai essayé de montrer qu’il n’y a pas dès le départ, -c’est-à-dire dès le moment ou la bédéphilie devient socialement et culturellement visible - une bédéphilie, mais des bédéphilies.

En revanche , il y a bien un moment bédéphile dans l’histoire de la bande dessinée en France que l’on pourrait presque situer précisément entre 1964 et 1974 qui correspond à un moment ou les amateurs qui ne sont pas producteurs ni créateurs de bande dessinée joue un rôle important dans l’évolution du statut culturel de la bande dessinée en France. 

Mon travail m’incite à croire que la bédéphile s’inscrit à un point paradigmatique dans l’histoire des philies. Elle se trouve à la jonction entre les philies de type légitimiste, telle que le fut la cinéphilie et des philies plus faniques, comme celle du fandom de SF. Deux milieux dans lesquels, les bédéphiles s’ancrent cependant aussi, mais auquel la bédéphilie ne ressemble pas complètement.

Cette bédéphilie de ce moment bédéphile représente une attitude active qui bouscule un peu la distinction production/diffusion/réception.

Dans mon travail, je propose le terme « aculturel ». S’il peut être discuté, il permet de caractériser ce moment bédéphile, comme s’inscrivant dans le paysage médiatique et culturel de façon ni tout à fait contre-culturelle, ni complètement légitimée, mais pas non plus de manière pleinement populaire, c’est-à-dire pas partagée par le plus grand nombre.

Carton d'invitation à une convention organisée par la SFBD. Source: Fonds Couperie, CIBDI.

Quelles ont été les principales difficultés (théoriques, pratiques, institutionnelles, personnelles…) de ce travail ?

Du fait de la composition de mon corpus de sources, j’ai surtout travaillé à partir des archives des animateurs et non celles des adhérents. C’est donc une bédéphilie organisée que j’étudie. Je n’ai pas eu la possibilité de travailler sur des pratiques moins organisées, celles des adhérents par exemple. J’ai donc choisi de m’attacher à l’histoire individuelle de ces pionniers et en particulier aux animateurs de ces deux groupes afin de comprendre leurs pratiques d’amateurs, l’origine et les formes de leur engagement, et d’éclairer le contexte de production de leurs discours.

Une deuxième difficulté était de me détacher des discours posés a posteriori sur eux, par eux-mêmes, mais également par d’autres. 

Ce sont, il me semble, ces discours qui ont mis en prévalence la dimension militante de la bédéphilie, alors qu’il y eut aussi une indéniable part de plaisir à s’engager dans le partage d’un goût commun de certaines bandes dessinées et cela dès le départ. Ces bédéphiles se réunissent avant tout autour de bandes dessinées qu’ils apprécient.

Ces discours posés a posteriori sur eux les ont aussi souvent identifiés comme une génération d’amateurs, ce qui n’est pas faux, mais pas suffisant non plus pour les qualifier. L’histoire de ces groupes n’est pas monolithique. 

Ces bédéphiles ont souvent aussi été considérés comme les premiers critiques de bande dessinée. Leurs successeurs se sont souvent positionnés par rapport à leur discours critique ou plutôt par rapport à leur absence de critique. Cependant, au fil de mes entretiens, du dépouillement de mes archives, il m’est apparu qu’ils se sont majoritairement définis autrement qu’en tant que critiques et se sont même parfois ouvertement défendus d’en être. Ils préféraient se définir comme des nostalgiques, ou des amateurs, assumant ainsi une dimension affective dans leurs engagements. Certains se sont présentés ou étaient présentés comme des historiens. La notion d’experts est un terme que j’ai souvent retrouvé dans les discours et manifestations de la SOCERLID. Cette dernière catégorie me semble particulièrement intéressante. Cette bédéphilie n’a en effet jamais cherché à être prescriptive : ils ont parlé de ce qu’ils aimaient. Il est vrai, toutefois, qu’ils en ont parlé en des termes esthétiques, ce qui a pu forger l’idée qu’ils ont posé un canon de la bande dessinée qui a perduré alors qu’il n’a peut-être jamais existé.

Logo de Giff-Wiff, dessiné par Jean-Claude Forest

Quelles suites envisages-tu à présent ?

À l’issue de ce travail, plusieurs projets se dessinent.

Il y a l’envie de poursuivre l’étude de la bédéphilie en approfondissant le parcours de certaines figures bédéphiles que j’ai rencontrés à travers mes recherches, mais également en m’intéressant à ce que je nomme dans mon travail la sociabilité de « fanzineurs1 » qui s’organise autrement que les deux groupes que j’ai étudié dans mon travail.

Et puis, je vais m’atteler dès cette année à publier ma thèse afin de pouvoir la partager aux personnes intéressées ou curieuses de ce travail. La publication me permettra de rendre plus digeste mon manuscrit de thèse (d’un volume de 906 pages, dont 683 pages de texte, un état des sources et un bibliographie et un recueil de 58 annexes)

Avec ma casquette d’archiviste, j’aimerais poursuivre le travail de patrimonialisation de cette histoire. Je pense aux archives de Claude Moliterni qui ont été une de mes sources importantes. La patrimonialisation de la bande dessinée est un enjeu important, en particulier pour les études historiques, mais aussi pour permettre à l’avenir aux chercheurs, créateurs ou simples curieux, d’analyser, revisiter ou découvrir l’univers de la bande dessinée. Je souhaiterais pouvoir conjuguer mes compétences archivistiques et mon expertise de recherche sur la bande dessinée. Pour écrire l’histoire de la bande dessinée, il faut des sources et il y a dans ce domaine beaucoup à faire, je songe simplement aux archives éditoriales des principales maisons d’édition françaises qui sont encore rarement patrimonialisées , il est vrai qu’il faudrait trouer un lieu capable d’assumer ce travail qui demande des moyens financiers et des compétences archivistiques. La Cité serait le lieu approprié pour assumer cette fonction, mais je crains qu’elle ne possède actuellement pas les moyens et les compétences archivistiques. Pourtant, introduire et développer une approche des archives de la bande dessinée en dépassant la seule patrimonialisation de la planche de bandes dessinées serait une formidable occasion de faire un pont entre le passé et le présent, entre les pratiques d’hier et celle d’aujourd’hui. La question des archives ne se pose pas seulement pour les documents papier, mais aussi avec le numérique avec lequel les auteurs de bandes dessinées sont entrés en dialogue depuis longtemps maintenant.

Papier à lettres, entête SOCERLID. Source: Archives personnelles.

Quelques communications ou publications que tu souhaites mettre en avant ?

Hum..., il n’y en a pas eu beaucoup jusqu’à maintenant. Cette année 2024 sera l’occasion pour moi de mettre en route le publication de ma thèse, mais aussi de participer à la prochaine journée du programme Média BD « Bédéphilie et intermédialité » et également d’organiser avec Christophe Gauthier une première journée d’études sur Francis Lacassin.

Voici, donc mes trois principales publications et communications concernant la bédéphilie :

- DEMANGE, Julie. « Bédéphilie » [en ligne]. In GROENSTEEN, Thierry (dir.), Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée. Juillet 2017. [consulté le 20 février 2021]. Disponible sur le Web. URL http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1169. Publié dans GROENSTEEN, Thierry, dir., Le Bouquin de la bande dessinée, la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, collection Bouquins, éditions Robert Laffont, 928 pages.

- DEMANGE, Julie. « Sens et usage de la notion de style par les bédéphiles dans leur entreprise de promotion de la bande dessinée ». In: DÜRRENMATT, Jacques et BERTHOU, Benoît (dir.). Style(s) de (la) bande dessinée. Paris : Classiques Garnier, 2019, pp. 218-222.

- DEMANGE, Julie. « Aux premiers temps des festivités bédéphiles : Les soirées de la SFBD et les conventions de la BD. Entre convivialité, spectacle et diffusion ». Journée d’étude : Les Philies en fêtes, Tours , 9 juin 2023.

1 Pour reprendre un terme de Maël Rannou. Maël Rannou, Naissance et développement du fanzinat de bande dessinée en France (1962-1975). (Mémoire de Master 2 d’histoire, université du Maine-Le Mans), 2017, Neuvième Art. https://www.citebd.org/neuvieme-art/naissance-et-developpement-du-fanzinat-de-bande-dessinee-en-france-1962-1975