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Portrait de thèse : Marie Lorinquer-Hervé

Sylvain Lesage

Marie Lorinquer-Hervé a soutenu en décembre 2023 une thèse d’études ibériques et ibéro-américaines portant sur les interactions entre bande dessinée et militantismes féministes et LGBTQ+ en Argentine, intitulée Histoire et usages d'une pratique militante : la bande dessinée au prisme des imprimés féministes et homosexuels en Argentine (1973-2009). Pour Neuvième Art, elle revient sur son parcours et ses perspectives de recherche.

Portrait de Marie Lorinquer-Hervé par François Glineur

Peux-tu te présenter en quelques mots ? Ton parcours, tes centres d’intérêts, la manière dont tu es arrivé à ton objet de recherche…

Actuellement, je suis ATER à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne où j’enseigne l’espagnol, qui est la discipline dans laquelle je me suis formée. Après une prépa à Rennes, j’ai fait mes années de Master à l’ENS de Lyon, durant lesquelles j’ai rédigé deux mémoires sur la bande dessinée. Le sujet m’intéressait depuis longtemps et s’est donc imposé assez rapidement au moment de choisir une thématique de recherche. À ce moment, je connaissais encore peu la bande dessinée hispanique et je me suis laissée porter par le goût que j’avais pour le travail d’un auteur en particulier, l’Argentin Jorge González, pour orienter mon travail. Le premier mémoire que j’ai rédigé était une monographie consacrée à l’un de ses romans graphiques, Chère Patagonie, et y abordait la mise en récit de parcours migratoires. C’est une question que j’ai ensuite continué à développer dans mon second mémoire en adoptant une approche comparatiste qui m’a permis de naviguer davantage entre des productions de différentes époques de l’histoire de la bande dessinée argentine. Entre la rédaction de ces deux mémoires, j’ai également passé une année sabbatique en Argentine et préparé l’agrégation, ce qui m’a en quelque sorte donné quatre ans pour me former à l’histoire de la bande dessinée argentine.

Au même moment, je lisais beaucoup sur les questions féministes et LGBT+. Par hasard, la période durant laquelle j’étais en Argentine a aussi coïncidé avec l’éclatement de la première grande manifestation du mouvement féministe Ni Una Menos. Dans ce contexte, j’ai observé avec beaucoup d’intérêt une forme de virage dans le paysage argentin de la bande dessinée. Les œuvres et les collectifs tournés vers les questions féministes et LGBT+ se sont multipliés et ont pris une place grandissante dans le discours médiatique. On était avant la vague MeToo et ce moment éditorial argentin faisait donc encore figure d’exception à l’échelle internationale. J’avais déjà dans l’idée de poursuivre mon travail sur la bande dessinée argentine en thèse, et j’ai alors rapidement eu envie de l’orienter en direction de cette interaction entre bande dessinée et luttes féministes et LGBT+. 

Anonyme, Somos (Frente de Liberación Homosexual), n° 5, décembre 1974. © Archivos Desviados

Peux-tu décrire l’objet de ta thèse ? 

Au départ, je souhaitais travailler sur ce surgissement ultracontemporain des questions féministes et LGBT+ en Argentine. Il m’intéressait d’autant plus qu’il était inédit dans le pays : la bande dessinée argentine, à la différence de celle des États-Unis ou des pays d’Europe occidentale, n’avait pas connu de mouvement en ce sens à la faveur des luttes de libération des années 1970 – qui avaient pourtant bien parcouru le pays. Je voulais donc à la fois rendre compte de ce que pouvaient être les conditions de possibilité nouvelle de la survenue de ces dynamiques, et des modalités selon lesquelles les auteur·rices qui les portaient conjuguaient production artistique et discours de lutte.

Finalement, au fil de mes recherches, un élément m’a interpellée. Je n’ignorais pas, au départ, qu’il y avait bien eu en Argentine quelques bandes dessinées qui avaient porté dès les années 1970 des discours féministes et/ou homosexuels non pas depuis le milieu de la bande dessinée mais depuis celui des mouvements militants, qui en publiaient dans leurs imprimés. Toutefois, cette production ayant précisément existé exclusivement en dehors du milieu de la bande dessinée, je ne l’avais envisagée que comme une exception, dont il faudrait seulement rendre compte en passant. Or, à mesure que j’ai parcouru cette production, mon approche première m’a semblé intenable. Le recours à la bande dessinée était si quantitativement important dans la sphère militante, et si permanent sur plusieurs décennies, qu’il m’a semblé qu’il pouvait constituer en lui-même un objet d’étude. Cette possibilité m’a paru d’autant plus intéressante que je me trouvais non seulement face à une somme de productions méconnues à valoriser, mais que le réflexe même qui m’avait conduite à les écarter d’abord de mon travail pouvait être objectivé.

À l’arrivée, j’ai donc présenté une thèse intitulée « Histoire et usages d’une pratique militante : la bande dessinée au prisme des imprimés féministes et homosexuels en Argentine (1976-2009) ». Elle analyse la place et les rôles donnés à la bande dessinée parmi les pratiques des mouvements de luttes féministes et LGBT+, et elle interroge également les paradigmes épistémologiques qui, au sein des comics studies, poussent à ne pas envisager ce type de productions très utilitaires comme relevant pleinement d’une histoire de la bande dessinée.

Persona (Movimiento de Liberación Femenina), n° 1, octobre 1974. © Archivos Desviados

Dans quel(s) cadre(s) théorique(s) te situes-tu ?

J’ai soutenu ma thèse en études hispaniques, ce qui correspond en réalité davantage à une aire d’application géographique et linguistique qu’à une discipline à proprement parler. C’est une liberté qui m’a plu dans les études de langues et dont j’ai voulu tirer parti en adoptant une perspective pluridisciplinaire.

Ma thèse fait dialoguer l’histoire de la bande dessinée et l’iconographie d’un côté, et les études de genre et l’histoire des luttes féministes et LGBT+ de l’autre. Je souhaitais contribuer à combler une forme de double angle mort dans lequel se trouvaient les bandes dessinées des imprimés militants vis-à-vis de ces deux domaines. Le plus souvent, en effet, lorsque ces bandes dessinées sont évoquées dans des travaux qui relèvent des comics studies, elles sont ou bien présentées de façon rétrospective comme des tremplins vers la constitution d’un milieu féministe et/ou LGBT+ de la bande dessinée, ou bien intégrées à des généalogies de la bande dessinée féministe et/ou LGBT+ qui les mêlent à des productions destinées au marché de la bande dessinée et qui lissent ce faisant la spécificité de leur extraction militante. À l’inverse, lorsque ces productions sont évoquées dans des travaux d’histoire des luttes féministes et/ou LGBT+, il est fréquent qu’elles soient ramenées à la simple catégorie d’images, ou, plus généralement, qu’elles ne soient pas mises en regard d’une histoire de la bande dessinée.

Mon but était donc d’emprunter aux outils d’analyse de ces deux domaines pour aborder les bandes dessinées des imprimés militants sous un jour qui me semblait à la fois plus fidèle à ce qu’elles avaient été, et à même d’interroger certains automatismes de l’historiographie de la bande dessinée.

Sylvia Bruno, « Feminita », Persona (Movimiento de Liberación Femenina), n° 1, octobre 1974. © Archivos Desviados

En quoi consistait ton corpus ? En quoi consistaient les principaux fonds d’archives mobilisés ?

J’ai travaillé à partir d’un ensemble d’imprimés édités par des mouvements féministes et/ou LGBT+ entre les années 1970 et 2000 – essentiellement des périodiques, mieux conservés que les tracts, les dépliants ou les affiches. Mon corpus principal était composé de quinze revues et bulletins d'informations, que j’ai fait dialoguer avec une dizaine d’autres périodiques militants argentins et avec une trentaine de périodiques issus d’autres pays d’Amérique du Sud, d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale.

Une bonne partie des documents que j’ai mobilisés sont issus du fonds d’archive « Sexo y Revolución » (Sexe et Révolution) du Centro de Documentación e Investigación de la Cultura de Izquierdas (Centre de documentation et de recherche de la culture de gauche) ou CeDInCI, basé à Buenos Aires. C’est un fonds très récent, qui a été bâti en 2016 sur la base d’un travail d’archive considérable de l’historien Juan Queiroz – qui dirige aussi la très belle revue en ligne Moléculas Malucas, qui m’a ouvert bien des pistes de recherche.

Ces sources ont été complétées par des documents transmis directement par différent·es historien·nes des luttes féministes et LGBT+ argentines, ainsi que par celles et ceux qui en ont été les acteur·rices, et avec qui j’ai mené de nombreux entretiens qui font aussi partie des éléments mobilisés. 

Alyen, Gabi Díaz Villa, Baruyera, n° 7, juillet 2009. (« Ainsi parlait Baruyustra. Quino est mort »)

En quelques mots, peux-tu indiquer les principaux résultats ?

De cette thèse, je pourrais extraire quatre résultats principaux.

D’une part, elle établit une récurrence du recours à la bande dessinée comme dispositif discursif au sein des mouvements féministes et LGBT+ argentins des années 1970 à 2000. Plus précisément, elle présente la bande dessinée comme l’un des dispositifs mobilisés par ces mouvements, parmi d’autres, avec lesquels elle est souvent en interaction. Elle la fait apparaître comme l’élément d’une stratégie militante davantage que comme une avant-garde pensée en direction du champ de la bande dessinée (qu’elle n’a de fait presque jamais pénétré en Argentine).

À cet égard, le cas de l’Argentine fonctionne aussi comme l’esquisse d’une réflexion plus large sur la bande dessinée des imprimés militants féministes et LGBT+ à l’échelle internationale. Le cas argentin n’est en effet pas isolé : je montre dans ma thèse qu’il s’inscrit dans une communauté de pratiques avec de très nombreux mouvements étrangers, autour de laquelle se nouent par ailleurs des échanges transnationaux qui apportent de nouvelles perspectives à l’histoire des liens entretenus par l’Argentine avec l’extérieur en matière de matière de bande dessinée, souvent pensés en seuls termes d’impérialisme culturel. En outre, il m’a semblé d’autant plus intéressant de constituer le cas de l’Argentine en point de départ de cette réflexion plus large qu’il est un peu particulier au regard de ceux d’autres pays. Aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en Europe occidentale, les bandes dessinées des imprimés militants ont parfois fonctionné comme des tremplins pour leurs auteur·rices, qui se sont ensuite illustré·es dans le champ de la bande dessinée (l’exemple le plus fameux est sans doute celui d’Alison Bechdel, qui a commencé par publier dans le journal féministe WomaNews). Ces parcours ont encouragé les abords essentiellement rétrospectifs que j’ai évoqués : on a plus souvent fait de la bande dessinée des imprimés militants des points de départ vers autre chose que comme des productions observables pour elles-mêmes. De tels parcours n’ayant pas existé en Argentine, il était plus aisé d’éviter cette tentation.

Par ailleurs, en constituant la bande dessinée des imprimés militants en objet d’étude à part entière, j’ai aussi pu me détacher du seul questionnement des représentations ou des revendications des femmes et des populations LGBT+ dans la bande dessinée pour penser, plus largement, une histoire des liens entretenus entre une discipline culturelle et une histoire des luttes. Un des défis de ma thèse a précisément été de retracer cette histoire, en comprenant de quelles façons les luttes féministes et LGBT+ ont pu influencer jusqu’aux canons successifs de la bande dessinée, et de quelles façons les mouvements qui les portaient ont à la fois critiqué et récupéré un dispositif culturel souvent infâmant à leur égard.

Enfin, l’abord de ces différentes questions a aussi été l’occasion de mettre en évidence un fort héritage épistémologique anti-utilitariste au sein des comics studies, qui fait obstacle à l’étude approfondie de productions dont la fonction première n’est pas de faire émerger une figure auctoriale ou de s’inscrire dans le champ de la bande dessinée. 

Copie d'un dessin de Ralf König par le militant Marcelo Ernesto Ferreyra pour une campagne de prévention de la Comunidad Homosexual Argentina, 1989. © Archives personnelles de Marcelo Reiseman

Quelles ont été les principales difficultés (théoriques, pratiques, institutionnelles, personnelles…) de ce travail ?

J’ai débuté mon parcours de thèse en 2018 : il a donc été très marqué par la période de pandémie de COVID-19, qui a rapidement balayé la possibilité d’un séjour aux archives de Buenos Aires. Ne sachant pas quand il serait de nouveau possible de voyager, j’ai dû trouver des solutions alternatives pour ne pas devoir abandonner ce projet de recherche qui me tenait à cœur. L’une de ces solutions a été de m’en remettre, dans un premier temps, aux archives que le CeDInCI avait commencé à numériser. Par la suite, cette difficulté est presque devenue une opportunité puisqu’elle m’a poussée à entrer en contact avec de nombreux·ses chercheur·euses et militant·es de façon certainement plus rapide que je ne l’aurais fait si j’avais d’abord pu accéder à davantage d’archives par moi-même. Or ces contacts m’ont non seulement donné accès à distance aux documents que je cherchais, mais ont également été l’occasion d’en découvrir d’autres, plus confidentiels, auxquels je n’aurais pas pu avoir accès seule.

D’autres difficultés ont été plus spécifiques à mon objet d’étude. Parce que je m’intéressais à des groupes minoritaires réprimés, et à des périodes par ailleurs marquées par des dictatures, quantité de documents que je consultais étaient signés sous des pseudonymes, derrière lesquels il était parfois difficile (voire impossible) d’identifier des militant·es, et éventuellement d’entrer en contact avec elles et eux. D’autre part, le haut degré de violence subi durant ces décennies effaçait parfois dans les mémoires le détail des stratégies discursives mises en place dans tel ou tel imprimés chez les militant·es que j’interrogeais. Certain·es vieillissaient aussi, tout simplement, et peinaient à se remémorer les détails manquants. Tout cela a bien sûr participé à me convaincre de la nécessité qu’il y avait à recueillir cette histoire avant qu’elle ne s’estompe encore davantage.

Enfin, comme c’est probablement le cas pour toutes les doctorant·es ou presque, l’une des principales difficultés que j’ai rencontrées a résidé dans le statut même de doctorante et dans la précarité qu’il implique. Ma situation était certainement l’une des plus privilégiées à cet égard, puis j’ai bénéficié d’un contrat doctoral, puis de contrats d’ATER à mi-temps puis à temps plein, qui m’ont assuré une rémunération pendant la quasi-totalité de mon doctorat. Cependant, le niveau relativement faible de ces revenus étant donné la nécessité permanente d’investir dans son matériel de recherche, et le fait de devoir candidater chaque année à un nouveau contrat, de se préparer à un éventuel nouveau déménagement dans une autre région, etc., ne permet pas toujours de travailler aussi sereinement qu’on le voudrait.

Quelles suites envisages-tu à présent ?

Le premier défi sera d’obtenir un poste de titulaire à l’université.

Ensuite, j’ai très envie de continuer à travailler sur les bandes dessinées des imprimés militants, en explorant notamment davantage leurs circulations transnationales.

J’aimerais aussi m’inspirer des entreprises récentes de valorisation des imprimés militants qui ont vu le jour en Argentine comme ailleurs, sous forme d’exposition, de catalogues, et d’ouvrages critiques collectifs. C’est une dynamique qui m’a à la fois beaucoup enthousiasmée et un peu frustrée puisque la bande dessinée a peu été mise en avant, et je crois que cela dessine des perspectives intéressantes pour la suite.

J’aimerais aussi prendre le temps de réfléchir à une méthode d’archive et de valorisation de ces productions, qui puisse ne les extraire ni de leur origine militante (comme cela pourrait être le cas en les intégrant à des musées de la bande dessinée, par exemple), ni de leur lien à une histoire de la bande dessinée (comme leur place actuelle dans les seules archives des mouvements de lutte peut tendre à le faire), ni de leur inscription dans un vaste réseau d’échanges transnationaux. Les outils numériques, et notamment les entreprises actuelles de numérisation d’un certain nombre de collections d’archives militantes, pourraient ouvrir de nouvelles perspectives en la matière.