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Portrait de thèse : Romain Becker

Sylvain Lesage

Romain Becker a soutenu en décembre 2023 sa thèse en études germaniques sur l'éditeur allemand Reprodukt. Avec Neuvième Art, il revient sur la genèse de son projet et sur son parcours de recherche. 

Bonjour Romain, peux-tu te présenter en quelques mots ?  Ton parcours, tes centres d’intérêt, la manière dont tu es arrivé à ton objet de recherche...

Je m’appelle Romain Becker et je suis principalement chercheur en bandes dessinées, plus précisément en bandes dessinées de langue allemande. Cette thématique vient sans doute de mon parcours : j’ai grandi en Allemagne, où j’étais un avide lecteur de bandes dessinées… toutes traduites depuis l’anglais, le français ou le japonais ! C’est en étudiant l’allemand et l’anglais à l’ENS de Lyon (où j’ai fait mon Master et mon doctorat) que je me suis demandé pourquoi je ne connaissais aucun∙e artiste de bandes dessinées germanophone. Peu à peu, à travers mes mémoires de recherche et la lecture d’ouvrages dédiés à la thématique, j’ai donc pu découvrir l’industrie de la bande dessinée allemande et me suis dit que c’était un sujet qui méritait d’être davantage étudié – ce que j’ai donc fait par la suite.

Portrait de Romain Becker, par Morgane Parisi (https://studiobrou.com/)

Comment es-tu venu.e à envisager une thèse, et sur quoi portait le projet de départ ? 

Honnêtement, je crois que j’ai commencé ma thèse parce que je n’avais pas vraiment envie de commencer tout de suite à enseigner après avoir passé le concours de l’agrégation. Au départ, dans la continuité de mon mémoire de M2, je voulais poursuivre mes interrogations sur l’acceptation (ou non) du neuvième art en Allemagne et observer comment différents acteurs et actrices (en particulier les maisons d’édition) s’y prennent pour élargir le lectorat de bandes dessinées. C’était donc une approche plutôt globale, qui visait à mieux appréhender l’industrie de la bande dessinée allemande en général. 

Non seulement le tout me semblait finalement trop ambitieux – d’autant que le lobbying pour la bande dessinée est en constante évolution –, mais je pense que j’aurais inévitablement dû simplifier et faire l’impasse sur des aspects intéressants. Je me suis donc initialement recentré sur deux maisons d’édition spécifiques qui me semblaient particulièrement engagées dans le milieu de la bande dessinée alternative et qui coopéraient régulièrement : Edition Moderne, une entreprise suisse, et Reprodukt, qui est un éditeur berlinois. 

A quel point le projet a-t-il évolué au fil de la thèse ?

Finalement, en avançant dans mes premières recherches, j’ai décidé de me focaliser uniquement sur Reprodukt, en me disant qu’il valait mieux étudier en profondeur une seule entreprise plutôt que d’en comparer systématiquement plusieurs. Par ailleurs, à mon sens, cet éditeur reflète mieux l’évolution qu’a connue la bande dessinée allemande (et notamment alternative) depuis les années 1990.

L’intitulé final, Reprodukt : Portrait d’un éditeur allemand de bandes dessinées (1991-2021), ne laisse plus paraître grand-chose de mes idées initiales, mais il correspond bien à l’étude en profondeur d’une maison d’édition. Au fur et à mesure, mes recherches doctorales se sont donc recentrées sur une seule actrice de la bande dessinée allemande, et j’ai inversé l’angle d’attaque initial : je pars d’un exemple précis pour mieux appréhender l’industrie de la bande dessinée toute entière. 

Dans quel(s) cadre(s) théorique(s) te situes-tu ? 

À l’origine, je suis germaniste : il s’agit d’une discipline très large, puisqu’elle peut se consacrer à n’importe quel sujet sous n’importe quel angle, à condition qu’il ait un rapport quelconque avec l’aire culturelle et/ou linguistique étudiée. En cela, les études de langues correspondent bien aux comicsstudies, qui ne sont pas ancrées dans une seule discipline et adoptent des approches multiples. J’ai donc eu une grande liberté pour le cadre théorique de mes recherches.

En étudiant une maison d’édition contemporaine depuis ses débuts, je fais bien sûr en quelque sorte de l’histoire contemporaine, plus précisément de l’histoire de l’entreprise. Et puisque cette entreprise publie des bandes dessinées et que j’analyse comment elle influence les manuscrits qu’elle transforme en livres, je m’inscrits également dans l’histoire du livre. Il y a aussi un aspect sociologique dans ma thèse, étant donné que j’ai étudié la totalité du catalogue de Reprodukt de manière statistique. Enfin – et c’est une touche assez originale dans les études en bandes dessinées –, j’ai souhaité intégrer un peu de géographie dans ma recherche : Reprodukt est une entreprise berlinoise, ce qui lui impose une position différente au sein de l’industrie de la bande dessinée qu’une maison d’édition parisienne, par exemple. J’ai pu étudier à quel point son emplacement au sein de l’Europe pouvait être un handicap (et parfois un atout), et comment, à l’échelle de la ville, ses locaux influaient sur l’image qu’elle a auprès du public et des artistes allemand∙es.

En somme, à l’image des études germaniques et des études en bandes dessinées, j’ai essayé de mobiliser des approches diverses et de puiser dans la boîte à outils d’autres disciplines.

Les bureaux de Reprodukt vus par Anna Becker (https://becker-illustration.com/portraits)

En quoi consistait ton corpus ? Comment as-tu travaillé sur ce corpus ?

Voulant analyser en profondeur l’activité d’une maison d’édition précise, j’ai décidé d’intégrer dans mon corpus la totalité des œuvres qu’elle a publiées. Il s’agit d’environ 640 bandes dessinées, majoritairement importées et de style et de contenu très varié. Chez Reprodukt, on trouve à la fois des œuvres underground de Robert Crumb, des mangas de Taiyō Matsumoto, Culotées de Pénélope Bagieu, la série des Donjon… mais aussi les Moumines de Tove et Lars Jansson et d’autres bandes dessinées pour très jeunes enfants : un catalogue éclectique !

Plutôt que de lire chacune de ces œuvres (même si j’en ai consulté une bonne partie), j’ai constitué une base de données comprenant le nom et le genre des artistes impliquées, la date de parution, le prix, la longueur, etc. Le tout m’a permis de dresser un portrait très complet de l’éditeur, qui permet de bien déceler sa ligne éditoriale et de retracer son évolution au fil du temps. J’ai également noté qui étaient les personnes qui avaient traduit et lettré les œuvres importées, me permettant également d’observer qui travaille pour Reprodukt.

Compilation de quelques variations du logo de Reprodukt, faites par des artistes que l'éditeur publie

En quelques mots, peux-tu indiquer les principaux résultats ?

À travers Reprodukt, j’ai pu observer une maison d’édition à la fois exemplaire de l’industrie de la bande dessinée allemande, mais aussi une entreprise exceptionnelle à certains égards. 

Par exemple, les faibles tirages et chiffres de vente de la maison d’édition, couplés à des chutes régulières au niveau de la production annuelle, se font le miroir d’une industrie culturelle où seules quelques grandes entreprises peuvent réellement prospérer et possèdent un pouvoir presque monopolistique. Reprodukt a survécu au fil des années, notamment en s’adaptant aux modes du moment (ou en étant trendsetteuse elle-même), mais de nombreuses autres maisons d’édition, tout aussi compétentes, ont dû mettre la clé sous la porte. Au-delà des tendances du marché, des éléments à l’échelle de l’entreprise peuvent déterminer si une petite maison d’édition va survivre – ou non : les aléas personnels (changement de carrière, disputes, décès…) ou les mauvais (ou bons) investissements ont joué un rôle important chez Reprodukt. Pour moi, cet éditeur représente bien les difficultés que rencontre l’édition dite alternative en Allemagne. Et puis sa politique éditoriale, qui consiste avant tout à importer des œuvres étrangères, est symptomatique de ce qui se fait dans les pays de langues allemande, qui ne s’appuient que très peu sur la production locale.

Mais l’entreprise se démarque aussi de ses pairs, notamment en ce qui concerne le soin apporté à ses adaptations. Ayant été fondée par un lettreur professionnel, Dirk Rehm, cette maison d’édition insiste par exemple énormément sur la qualité du lettrage – de préférence fait à la main. Cette véritable obsession pour le lettrage manuel est particulièrement marquante dans les pays germanophones, où on privilégie d’ordinaire plutôt les typographies aux allures mécaniques. En outre, pour ce qui est de l’habillage des livres (format, type de papier, couleurs…), Reprodukt travaille étroitement avec les artistes étranger∙es pour que la version allemande de leur œuvre soit la plus proche possible de leur vision – quitte à même s’éloigner de la version en langue originale.

En général, j’ai pu observer comment une maison d’édition pouvait adapter des œuvres importées à un nouveau public et ainsi se les approprier d’une certaine manière. Le lectorat germanophone n’a pas forcément les mêmes habitudes de lecture qu’un lectorat francophone, par exemple, et Reprodukt choisit donc soigneusement sous quelle forme publier une œuvre destinée, à l’origine, à un autre public que le sien. Certaines séries vont par exemple uniquement être publiées sous forme d’intégrale ou avec un format différent de la version originale, tandis que d’autres ont été amputées d’un ou deux tomes, jugés inappropriés pour le public visé, etc. À travers Reprodukt et ces mécanismes éditoriaux, on constate bien qu’un livre n’émane en fait jamais d’une seule main, mais qu’il est un produit fabriqué par tout un collectif.

tweet de Pénélope Bagieu sur le lettrage de Sacrées Sorcières dans sa version allemande

Quelles ont été les principales difficultés (théoriques, pratiques, institutionnelles, personnelles…) de ce travail ?

Il n’a pas toujours été évident de constituer la liste de toutes les œuvres publiées par Reprodukt : c’est une toute petite maison d’édition à ses débuts, et elle publie alors des fascicules proches du fanzinat de manière quasi-informelle. Certaines œuvres ont disparu des radars, parfois parce qu’il y a eu des rééditions postérieures, parfois parce qu’un∙e artiste a désavoué l’œuvre et a demandé son retrait, parfois tout simplement parce que les employé∙es de Reprodukt n’ont pas répertorié leurs publications de manière systématique. Même en ayant bien cherché, je suis sûr que certaines œuvres ont échappé à ma vigilance et manquent dans ma base de données !

Mais si la bande dessinée était mieux considérée en Allemagne et qu’il y avait davantage d’institutions s’y intéressant, je n’aurais sans doute pas eu ces problèmes : il n’y a pas d’archives de grande ampleur pour les bandes dessinées comme on peut en avoir à la BNF ou à la CIBDI à Angoulême. La nature fédérale du pays n’arrange d’ailleurs pas les choses, à cet égard…

Du point de vue professionnel, j’ai également trouvé la vie de doctorant compliquée et bien trop précaire. Même si j’ai eu l’immense chance d’avoir un contrat doctoral pour les premières années de thèse, il m’a été difficile de jongler entre les cours que je dispensais, les formations que je devais suivre, la recherche pour la thèse, celle pour ma production scientifique hors-thèse, et enfin celle d’un nouvel emploi à la fin de mon contrat. Je suis heureux d’avoir trouvé un poste d’ATER par la suite, mais c’est un boulot à plein-temps qui ne me laissait pas beaucoup d’occasions de finir ma thèse. Certes, il y a bien des personnes qui y arrivent sans contrat doctoral, en ayant des enfants, etc. – et c’est admirable –, mais il doit y avoir un nombre important de thèses qui ne seront jamais finies en raison de la précarité du travail…

Et puis, plus personnellement, la pandémie du COVID 19 a largement freiné mes ambitions : les confinements, les frontières verrouillées (et donc l’impossibilité, pendant un bon moment, de me rendre à Berlin), la recherche très solitaire… Je recommande vivement d’éviter les thèses en temps de pandémie et de se rendre le plus souvent possible en bibliothèque plutôt que de rester seul∙e chez soi !

Sheere Domingo, restitution graphique d'une communication scientifique de Romain Becker en 2021

Quelles suites envisages-tu à présent ?

Je pense continuer sur la voie de la recherche consacrée à une seule maison d’édition – cette fois-ci, j’irais sans doute vers Edition Moderne, qui a fait le chemin inverse de Reprodukt, ces dernières années. Tandis que l’éditeur berlinois est devenu de plus en plus mainstream et recherche un public de plus en plus large (quitte à s’éloigner de la bande dessinée alternative), Edition Moderne a consolidé son catalogue d’œuvres vraiment avant-gardistes. Depuis le départ à la retraite de son fondateur, cette maison d’édition suisse s’est tournée vers de jeunes artistes engagé∙es, publiant des œuvres vraiment contre-culturelles. En contrepartie, sa situation financière se dégrade d’année en année. Je pense qu’il serait passionnant d’étudier cet éditeur historiquement alternatif, qui s’est tourné vers le grand public avant de revenir sur ses pas.

En-dehors de ces travaux sur l’édition de bandes dessinées, j’aimerais bien travailler davantage sur les adaptations d’œuvres sous d’autres formes artistiques, donc sur une forme d’intermédialité. Actuellement, je suis notamment fasciné par les bandes dessinées qui essaient de représenter l’univers des jeux de rôle et, à l’inverse, par les jeux vidéo voulant reprendre des éléments de bandes dessinées. Ce sont des sujets déjà balisés, mais j’aimerais bien me plonger dedans.

Parmi tes publications, que souhaiterais-tu mettre en avant ?

Je recommanderais sans doute d’abord l’article que j’ai écrit pour le numéro 15 de la revue Textimage (numéro consacré à la forme du texte dans les bandes dessinées). Le tout s’appelle « Lost in trans-lettering : pratiques du lettrage dans la bande dessinée allemande » et parle du point que j’ai trouvé le plus fascinant chez Reprodukt, à savoir leur insistance presque obsessionnelle pour le lettrage manuel, et pourquoi cela détonne dans le paysage germanophone.

Pour un texte qui sort de ce domaine germanique et qui privilégie l’étude d’une œuvre précise, je recommande Telling The Killing Joke: How Editorial Intent Co-constructs a Comic, publié dans la revue Comicalités. L’article reste symptomatique de mon approche analytique : où intervient une maison d’édition dans le processus créatif et à partir de quel moment peut-on dire que c’est elle qui a écrit l’œuvre telle qu’on la tient entre les mains ? C’est à partir de The Killing Joke que je me suis rendu compte du pouvoir véritablement auctorial des éditeurs.

Enfin, j’aime beaucoup mon tout premier article scientifique, The Binary Comics of a Non-binary Artist, publié chez Springer dans Spaces Between: Gender, Identity, and Diversity in Comics. C’était l’occasion de mettre en avant l’artiste phénoménal mais un peu oublié qu’est Vaughn Bodé. Aujourd’hui on en retient surtout son côté « hippie » et sa préfiguration de l’esthétique du street-art ; dans ce chapitre, je mets l’accent sur des aspects de son identité moins connue, notamment sur son identité de genre non-binaire. Je ne veux vraiment pas donner l’impression de me vanter, mais l’interprétation que j’y fais de ses œuvres me semble pertinente et fait de lui, à mon sens, l’un des artistes de bandes dessinées les plus fascinants, toute période confondue.

Pour aller plus loin

Page HAL de Romain Becker